L'AFFAIRE EXPLOSE EN 1898
« J'accuse…! » : l'affaire Dreyfus devient l'Affaire
Zola donne le 13 janvier 1898 une nouvelle dimension à l'affaire Dreyfus, qui devient l'Affaire. Premier grand intellectuel dreyfusard, il est alors au sommet de sa gloire : les vingt volumes des Rougon-Macquart ont été diffusés dans des dizaines de pays. C'est une sommité du monde littéraire, et en a pleinement conscience. Au général de Pellieux, il affirme pendant son procès :
« Je demande au général de Pellieux s'il n'y a pas différentes façons de servir la France ? On peut la servir par l'épée ou par la plume. M. le général de Pellieux a sans doute gagné de grandes victoires ! J'ai gagné les miennes. Par mes œuvres, la langue française a été portée dans le monde entier. J'ai mes victoires ! Je lègue à la postérité le nom du général de Pellieux et celui d'Émile Zola : elle choisira ! »
Scandalisé par l'acquittement d'Esterházy, Zola décide de frapper un coup. Il publie en première page de L'Aurore, un article de 4 500 mots sur six colonnes à la une, en forme de lettre ouverte au président Félix Faure. Clemenceau trouve le titre : « J'Accuse…! ». Vendu habituellement à trente mille exemplaires, le journal diffuse ce jour là près de trois cent mille copies. Cet article fait l'effet d'une bombe. Le papier est une attaque directe, explicite et nominale. Tout ceux qui ont comploté contre Dreyfus sont dénoncés, y compris le ministre de la Guerre, l'État-Major. L'article comporte de nombreuses erreurs, majorant ou minorant les rôles de tel ou tel acteur, mais Zola n'a pas prétendu faire œuvre d'historien.
« J'Accuse…! » apporte pour la première fois la réunion de toutes les données existantes sur l'Affaire. Le but de Zola est de s'exposer volontairement afin de forcer les autorités à le traduire en justice. Son procès servirait d'occasion pour un nouvel examen public des cas Dreyfus et Esterházy. Il va ici à l'encontre de la stratégie de Scheurer-Kestner et Lazare, qui prônaient la patience et la réflexion. Devant le succès national et international de ce coup d'éclat, le procès est inévitable. À partir de ce moment critique, l'Affaire suit deux voies parallèles. D'une part, l'État utilise son appareil pour imposer la limitation du procès à une simple affaire de diffamation, afin de le dissocier des cas Dreyfus et Esterházy, déjà jugés. D'autre part, les conflits d'opinion tentent de peser sur les juges ou le gouvernement, pour obtenir les uns la révision et les autres la condamnation de Zola. Mais l'objectif du romancier est atteint : l'ouverture d'un débat public aux assises.
Le 15 janvier, Le Temps publie une pétition réclamant la révision du procès. Y figurent les noms d'Émile Zola, Anatole France, Émile Duclaux, le directeur de l'Institut Pasteur, Daniel Halévy, Fernand Gregh, Félix Fénéon, Marcel Proust, Lucien Herr, Charles Andler, Victor Bérard, François Simiand, Georges Sorel, puis le peintre Claude Monet, l'écrivain Jules Renard, le sociologue Émile Durkheim, l'historien Gabriel Monod, etc. Dans L'Aurore du 23 janvier, Clemenceau, au nom d'une « pacifique révolte de l'esprit français », reprend positivement le terme d' « intellectuels ». Le 1er février, Barrès fustige ceux-ci dans le Journal. L'anti-intellectualisme devient un thème majeur des intellectuels de droite, qui reprochent aux dreyfusards de réfléchir au-delà des intérêts de la nation, argument qui se retrouve tout au long des années qui suivent, et qui constitue le fond du débat public : la préférence entre Justice et Vérité ou défense de la nation, préservation sociale et raison supérieure de l'État. Cette mobilisation des intellectuels ne se double pas dans un premier temps de celle de la gauche politique : le 19 janvier, les députés socialistes prennent leurs distances face aux « deux factions bourgeoises rivales ».
Les procès Zola
Le général Billot, ministre de la Guerre, porte plainte contre Zola et Alexandre Perrenx, le gérant de L'Aurore, qui passent devant les Assises de la Seine du 7 au 23 février 1898. La diffamation envers une autorité publique est alors passible des Assises, alors que l'injure publique proférée par la presse nationaliste et antisémite n'amène que très peu de poursuites, et surtout quasiment aucune condamnation. Le ministre ne retient que trois passages de l'article, soit dix-huit lignes sur plusieurs centaines. Il est reproché à Zola d'avoir écrit que le Conseil de guerre avait commis une « illégalité […] par ordre ». Le procès s’ouvre dans une ambiance de grande violence : Zola fait l'objet « des attaques les plus ignominieuses », tout comme d'importants soutiens et félicitations
Fernand Labori, l’avocat de Zola, fait citer environ deux cents témoins. La réalité de l'Affaire Dreyfus, inconnue du grand public, est diffusée dans la presse. Plusieurs journaux publient les notes sténographiques in extenso des débats au jour le jour, ce qui édifie la population. Celles-ci constituent pour les dreyfusards un outil primordial pour les débats postérieurs. Cependant, les nationalistes, derrière Henri Rochefort, sont alors les plus visibles et organisent des émeutes, forçant le préfet de police à intervenir afin de protéger les sorties de Zola à chaque audience.
Ce procès est aussi le lieu d'une véritable bataille juridique, dans laquelle les droits de la défense sont sans cesse bafoués. De nombreux observateurs prennent conscience de la collusion entre le monde politique et les militaires. À l'évidence, la Cour a reçu des instructions pour que la substance même de l'erreur judiciaire ne soit pas évoquée. Le président Delegorgue prétextant l'allongement de durée des audiences, jongle sans cesse avec le droit pour que le procès ne traite que de la diffamation reprochée à Zola. Sa phrase « la question ne sera pas posée », répétée des dizaines de fois, devient célèbre.
Zola est condamné à un an de prison et à 3 000 francs d'amende, la peine maximale. Cette dureté est imputable à l'atmosphère de violence entourant le procès : « La surexcitation de l'auditoire, l'exaspération de la foule massée devant le palais de Justice étaient si violentes qu'on pouvait redouter les excès les plus graves si le jury avait acquitté M. Zola. » Cependant, le procès Zola est plutôt une victoire pour les dreyfusards. En effet, l’Affaire et ses contradictions ont pu être largement évoquées tout au long du procès, en particulier par des militaires. De plus, la violence des attaques contre Zola, et l'injustice de sa condamnation renforcent l'engagement des dreyfusards : Stéphane Mallarmé se déclare « pénétré par la sublimité de [l']Acte [de Zola] » et Jules Renard écrit dans son journal : « À partir de ce soir, je tiens à la République, qui m'inspire un respect, une tendresse que je ne me connaissais pas. Je déclare que le mot Justice est le plus beau de la langue des hommes, et qu'il faut pleurer si les hommes ne le comprennent plus. » Le sénateur Ludovic Trarieux et le juriste catholique Paul Viollet fondent la Ligue pour la défense des droits de l'homme. Plus encore que l'affaire Dreyfus, l'affaire Zola opère un regroupement des forces intellectuelles en deux camps opposés.
Le 2 avril, une demande de pourvoi en cassation reçoit une réponse favorable. Il s'agit de la première intervention de la Cour dans cette affaire judiciaire. La plainte aurait en effet dû être portée par le Conseil de guerre et non par le ministre. Le procureur général Manau est favorable à la révision du procès Dreyfus et s’oppose fermement aux antisémites. Les juges du Conseil de guerre, mis en cause par Zola, portent plainte pour diffamation. L’affaire est déférée devant les assises de Seine-et-Oise à Versailles où le public passe pour être plus favorable à l’Armée, plus nationaliste. Le 23 mai 1898, dès la première audience, Me Labori se pourvoit en cassation en raison du changement de juridiction. Le procès est ajourné et les débats sont repoussés au 18 juillet. Labori conseille à Zola de quitter la France pour l'Angleterre avant la fin du procès, ce que fait l'écrivain, accompagné de sa femme. Les accusés sont de nouveau condamnés. Quant au colonel Picquart, il se retrouve à nouveau en prison.
Henry démasqué, l'Affaire rebondit
L'acquittement d'Esterházy, les condamnations d'Émile Zola et de Georges Picquart, et la présence continue d'un innocent au bagne, ont un retentissement national et international considérables. La France expose un arbitraire étatique contredisant les principes républicains fondateurs. L'antisémitisme fait des progrès considérable, et les émeutes sont courantes pendant toute l'année 1898. Cependant, les hommes politiques en restent encore au déni de l'Affaire. En avril et mai 1898, ils sont surtout préoccupés par les élections législatives, après lesquelles Jaurès perd son siège de député de Carmaux. La majorité reste modérée, et un groupe parlementaire antisémite apparaît à la Chambre. Cependant, la cause dreyfusarde est relancée.
En effet, Godefroy Cavaignac, nouveau ministre de la Guerre et anti-révisionniste farouche, veut démontrer définitivement la culpabilité de Dreyfus, en « tordant le cou » au passage à Esterházy, qu'il tient pour « un mythomane et un maître chanteur ». Il est absolument convaincu de la culpabilité de Dreyfus, renforcé dans cette idée par la légende des aveux, après avoir rencontré le principal témoin, le capitaine Lebrun-Renault. Cavaignac a l'honnêteté d'un doctrinaire intransigeant[178], mais ne connaît absolument pas les dessous de l'Affaire, que l'État-Major s'est gardé de lui enseigner. Il avait eu la surprise d'apprendre que l'ensemble des pièces sur lesquelles l'accusation se basait n'avaient pas été expertisées, Boisdeffre ayant « une confiance absolue » en Henry. Il décide d'enquêter lui-même, dans son bureau avec ses adjoints, et rapatrie le dossier secret qui compte alors 365 pièces.
Le 7 juillet 1898, lors d'une interpellation à la Chambre, Cavaignac fait état de trois pièces « accablantes, entre mille », dont deux n'ont aucun rapport avec l'Affaire, et l'autre est le faux d'Henry. Le discours de Cavaignac est efficace : les députés l'ovationnent et votent l'affichage du discours avec la reproduction des trois preuves dans les 36 000 communes de France à 572 voix. Les antidreyfusards triomphent, mais Cavaignac a reconnu implicitement que la défense de Dreyfus n'avait pas eu accès à toutes les preuves : la demande en annulation formulée par Lucie Dreyfus devient recevable. Le lendemain, le colonel Picquart déclare dans Le Temps au président du Conseil : « Je suis en état d'établir devant toute juridiction compétente que les deux pièces portant la date de 1894 ne sauraient s'appliquer à Dreyfus et que celle qui portait la date de 1896 avait tous les caractères d'un faux. », ce qui lui vaut onze mois de prison.
Le 13 août au soir, le capitaine Cuignet, attaché au cabinet de Cavaignac, qui travaille à la lumière d'une lampe, observe que la couleur du léger quadrillage du papier de l'entête et du bas de page ne correspondent pas avec la partie centrale. Cavaignac tente encore de trouver des raisons logiques à la culpabilité et la condamnation de Dreyfus mais ne tait pas sa découverte. Un conseil d'enquête est formé pour enquêter sur Esterházy, devant lequel celui-ci panique et avoue ses rapports secrets avec le commandant du Paty de Clam. La collusion entre l'État-Major et le traître est révélée. Le 30 août, Cavaignac se résigne à demander des explications au colonel Henry, en présence de Boisdeffre et Gonse. Après une heure d'interrogatoire mené par le ministre lui-même, Henry s'effondre et fait des aveux complets. Il est placé aux arrêts de forteresse au Mont-Valérien et se suicide[185],[186] le lendemain en se tranchant la gorge avec un rasoir. La demande de révision déposée par Lucie Dreyfus ne peut plus être repoussée. Pourtant, Cavaignac affirme : « moins que jamais ! », mais le président du Conseil, Henri Brisson, le force à démissionner. Malgré son rôle, apparemment totalement involontaire, dans la révision du procès de 1894, il reste un antidreyfusard convaincu et fait une intervention méprisante et blessante envers Dreyfus au procès de Rennes.
Les antirévisionnistes ne se considèrent pas battus. Le 6 septembre, Charles Maurras publie un éloge d'Henry dans La Gazette de France, qu'il qualifie de « serviteur héroïque des grands intérêts de l'État ». La Libre Parole, journal antisémite de Drumont, propage la notion de « faux patriotique ». Le même journal lance en décembre une souscription au profit de sa veuve, afin d'ériger un monument à la gloire d'Henry. Chaque donation est accompagnée de remarques lapidaires sur Dreyfus et les dreyfusards, souvent injurieuses. 14 000 souscripteurs, dont 53 députés, envoient 131 000 francs. Le 3 septembre 1898, le président du Conseil, Brisson, incite Mathieu Dreyfus à déposer une demande en révision du Conseil de guerre de 1894. Le gouvernement transfère le dossier à la Cour de cassation, pour avis sur les quatre années de procédures passées.
La France est réellement divisée en deux, mais aucune généralisation n'est possible : la communauté juive s'engage peu, les intellectuels ne sont pas tous dreyfusards, les protestants sont partagés, des marxistes refusent de soutenir Dreyfus. Le clivage transcende les religions et milieux sociaux, comme l'illustre la célèbre caricature de Caran d'Ache « Un dîner en famille ».
Crise et recomposition du paysage politique
Henry est mort, Boisdeffre a démissionné, Gonse n'a plus aucune autorité et du Paty a été très gravement compromis par Esterházy : pour les conjurés, c'est la débâcle. Le gouvernement est désormais pris entre deux feux : la loi et le droit contre la pression nationaliste de la rue et du commandement supérieur qui se reprend. Cavaignac, démissionné pour avoir continué à répandre sa vision antidreyfusarde de l'Affaire, se pose en chef de file antirévisionniste. Le général Zurlinden qui lui succède, influencé par l'État-Major, rend un avis négatif à la révision le 10 septembre, conforté par la presse extrémiste pour laquelle, « la révision, c'est la guerre ». L'obstination du gouvernement, qui vote le recours à la Cour de cassation le 26 septembre, amène la démission de Zurlinden, remplacé aussitôt par le général Chanoine. Celui-ci, lors d'une interpellation à la Chambre, donne sa démission, la confiance étant refusée à Brisson, contraint lui aussi à la démission. L'instabilité ministérielle entraîne une certaine instabilité gouvernementale.
Le 1er novembre, le progressiste Charles Dupuy est nommé à la place de Brisson. En 1894, il avait couvert les agissements du général Mercier aux débuts de l'affaire Dreyfus ; quatre ans plus tard, il annonce qu'il suivra les arrêts de la Cour de cassation, barrant la route à ceux qui veulent étouffer la révision et dessaisir la Cour. Le 5 décembre, à la faveur d'un débat à la Chambre sur la transmission du « dossier secret » à la Cour de cassation, la tension monte encore d'un cran. Les injures, invectives et autres violences nationalistes font place aux menaces de soulèvement. Paul Déroulède déclare : « S'il faut faire la guerre civile, nous la ferons. »
Une nouvelle crise survient au sein même de la Cour de cassation, dès lors que Quesnay de Beaurepaire, président de la chambre civile, accuse la chambre criminelle de dreyfusisme par voie de presse. Il démissionne le 8 janvier 1899 en héros de la cause nationaliste. Cette crise aboutit au dessaisissement de la chambre criminelle au profit des chambres réunies. C'est le blocage de la révision.
En 1899, l'Affaire occupe de plus en plus la scène politique. Le 16 février 1899, le président de la République Félix Faure meurt. Émile Loubet est élu, une avancée pour la cause de la révision, le précédent président en étant un farouche opposant. Le 23 février, à la faveur des funérailles de Félix Faure, Déroulède tente un coup de force sur l'Élysée. C'est un échec, les militaires ne se ralliant pas. Le 4 juin, Loubet est agressé sur le champ de course de Longchamp. Ces provocations, auxquelles s'ajoutent les manifestations permanentes de l'extrême-droite, bien qu'elle ne mettent jamais réellement la République en danger, créent un sursaut républicain qui conduit à la formation d'un « gouvernement de défense républicaine » autour de Waldeck-Rousseau le 22 juin. Les républicains progressistes antidreyfusards, tel Méline, sont rejetés à droite. L'affaire Dreyfus a conduit à une recomposition claire du paysage politique français.
La cassation du jugement de 1894
La Cour de cassation examine l'affaire, dans un contexte de campagnes de presse à l'encontre de la chambre criminelle, les magistrats étant constamment traînés dans la boue dans les journaux nationalistes depuis le scandale de Panamá. Le 26 septembre 1898, après un vote du Cabinet, le garde des Sceaux saisit la Cour de cassation. Le 29 octobre, à l'issue de la communication du rapport du rapporteur Alphonse Bard, la chambre criminelle de la Cour déclare « la demande recevable et dit qu'il sera procédé par elle à une instruction supplémentaire ».
Le rapporteur Louis Loew préside. Il est l'objet d'une très violente campagne d'injures antisémites, alors qu'il est protestant alsacien, accusé d'être un déserteur, un vendu aux Prussiens. Malgré les silences complaisants de Mercier, Billot, Zurlinden et Roget qui se retranchent derrière l'autorité de la chose jugée et le secret d'État, la compréhension de l'Affaire augmente. Cavaignac fait une déposition de deux jours, mais ne parvient pas à démontrer la culpabilité de Dreyfus. Au contraire il le disculpe involontairement par une démonstration de la datation exacte du bordereau (août 1894).
Puis Picquart démontre l'ensemble des rouages de l’erreur puis de la conspiration. Dans une décision du 8 décembre 1898 en représailles au dessaisissement qui s'annonce, Picquart est écarté du Conseil de guerre par la chambre criminelle. C'est un nouvel obstacle aux volontés de l’État-Major. Une nouvelle campagne de presse furieusement antisémite éclate à l'occasion de cet événement, alors que L'Aurore du 29 octobre titre « Victoire » dans les mêmes caractères que « J'Accuse…! ». Le travail d'enquête est tout de même repris par la chambre criminelle. Le « dossier secret » est analysé à partir du 30 décembre, et la chambre demande la communication du dossier diplomatique, ce qui est accordé.
Le 9 février, la chambre criminelle rend son rapport en mettant en exergue deux faits majeurs : il est certain qu'Esterházy a utilisé le même papier pelure que le bordereau et le dossier secret est totalement vide. Ces deux faits majeurs anéantissent à eux seuls toutes les procédures à l'encontre d'Alfred Dreyfus. Mais parallèlement, pour faire suite à l'incident de Beaurepaire, le président Mazeau instruit une enquête sur la chambre criminelle, qui aboutit au dessaisissement de celle-ci « afin de ne pas la laisser porter seule toute la responsabilité de la sentence définitive », ce qui prive la chambre criminelle de la poursuite des actions qui découleraient de son rapport.
Le 28 février, Waldeck-Rousseau s'exprime au Sénat sur le fond et dénonce la « conspiration morale » au sein du gouvernement et dans la rue. La révision n'est plus évitable. Le 1er mars 1899, le nouveau président de la chambre civile de la Cour de cassation, Alexis Ballot-Beaupré est nommé rapporteur pour l'examen de la demande de révision. Il aborde le dossier en juriste et décide d'un supplément d'enquête. Dix témoins complémentaires sont interrogés, lesquels affaiblissent encore la version de l'État-Major. Dans le débat final et par un modèle d'objectivité, le président Ballot-Beaupré démontre l'inanité du bordereau, la seule charge contre Dreyfus. Le procureur Manau abonde dans le sens du président. Me Mornard qui représente Lucie Dreyfus plaide sans aucune difficulté ni opposition du parquet.
Le 3 juin 1899, les chambres réunies de la Cour de cassation cassent le jugement de 1894 en audience solennelle. L’affaire est renvoyée devant le Conseil de guerre de Rennes. Les conséquences sont immédiates : Zola, exilé en Angleterre, revient en France, Picquart est libéré, Mercier est accusé de communication illégale de pièces. Par cet arrêt, la Cour de cassation s'impose comme une véritable autorité, capable de tenir tête à l'armée et au pouvoir politique. Pour de nombreux Dreyfusards cette décision de justice est l'antichambre de l'acquittement du capitaine ; ils oublient de considérer que c'est de nouveau l'armée qui le juge. La Cour, en cassant avec renvoi, a cru en l'autonomie juridique du Conseil de guerre sans prendre en compte les lois de l'esprit de corps.
LE PROCES DE RENNES
Déroulement du procès
Le prisonnier n'est en rien au courant des événements qui se déroulent à des milliers de kilomètres de lui. Ni des complots ourdis pour que jamais il ne puisse revenir, ni de l'engagement d'innombrables honnêtes hommes et femmes à sa cause. L'administration pénitentiaire filtre les informations qu'elle jugeait confidentielles. À la fin de l'année 1898, il apprend avec stupéfaction la dimension réelle de l'Affaire, dont il ne sait rien : l'accusation de son frère contre Esterházy, l'acquittement du traître, l'aveu et le suicide d'Henry, ceci à la lecture du dossier d'enquêtes de la Cour de cassation qu'il reçoit deux mois après sa publication. Le 5 juin 1899, Alfred Dreyfus est prévenu de la décision de cassation du jugement de 1894. Le 9 juin, il quitte l'île du Diable, cap vers la France, enfermé dans une cabine comme un coupable qu'il n'est pourtant plus. Il débarque le 30 juin à Port Haliguen, sur la presqu'île de Quiberon, dans le plus grand secret, « par une rentrée clandestine et nocturne ». Après cinq années de martyre, il retrouve le sol natal, mais il est immédiatement enfermé dès le 1er juillet à la prison militaire de Rennes. Il est déféré le 7 août devant le Conseil de guerre de la capitale bretonne.
Le général Mercier, champion des antidreyfusards, intervient constamment dans la presse, pour réaffirmer l'exactitude du premier jugement : Dreyfus est bien le coupable. Mais immédiatement, des dissensions se font jour dans la défense de Dreyfus. Ses deux avocats sont en effet sur des stratégies opposées. Me Demange souhaite se tenir sur la défensive et obtenir simplement l'acquittement de Dreyfus. Me Labori, brillant avocat de 35 ans, offensif, cherche à frapper plus haut ; il veut la défaite de l'État-Major, son humiliation publique. Mathieu Dreyfus a imaginé une complémentarité entre les deux avocats. Le déroulement du procès montre l'erreur, dont va se servir l'accusation, devant une défense si affaiblie.
Le procès d'Alfred Dreyfus au Conseil de guerre de Rennes
Le procès s’ouvre le 7 août 1899 dans un climat de violence inouïe. Rennes est en état de siège. Les juges du Conseil de guerre sont sous pression. Esterházy, qui a avoué la paternité du bordereau, en exil en Angleterre, et du Paty, se sont faits excuser. Dreyfus apparaît, l’émotion est forte. Son apparence physique bouleverse ses partisans et certains de ses adversaires. Malgré sa condition physique dégradée, il a une maîtrise complète du dossier, acquise en seulement quelques semaines. Tout l'État-Major témoigne contre Dreyfus sans apporter aucune preuve. On ne fait que s’entêter et on considère comme nuls les aveux d’Henry et d’Esterházy. Le procès tend même à déraper, dans la mesure où les décisions de la Cour de cassation ne sont pas prises en compte. On discute notamment du bordereau, alors que la preuve a été apportée de la culpabilité d’Esterházy. Pourtant, Mercier se fait huer à la sortie de l'audience. La presse nationaliste et antidreyfusarde se perd en conjectures sur son silence à propos de la « preuve décisive » (le pseudo bordereau annoté par le Kaiser, dont personne ne verra jamais aucune preuve), dont il n'avait cessé de faire état avant le procès.
Le 14 août, Me Labori est victime d'un attentat sur son parcours vers le tribunal. Il se fait tirer dans le dos par un extrémiste qui s'enfuit et ne sera jamais retrouvé. L'avocat est écarté des débats pendant plus d'une semaine, au moment décisif de l'interrogatoire des témoins. Le 22 août, son état s'étant amélioré, il est de retour. Les incidents entre les deux avocats de Dreyfus se multiplient, Labori reprochant à Demange sa trop grande prudence. Le gouvernement, devant le raidissement militaire du procès, pouvait agir encore de deux manières pour infléchir les événements ; en faisant appel à un témoignage de l'Allemagne ou par l'abandon de l'accusation. Mais ces tractations en arrière-plan sont sans résultats. L'ambassade d'Allemagne adresse un refus poli au gouvernement. Le ministre de la guerre, le général Gaston de Galliffet, fait envoyer un mot respectueux au commandant Louis Carrière, commissaire du gouvernement. Il lui demande de rester dans l'esprit de l'arrêt de révision de la Cour de cassation. L'officier feint de ne pas comprendre l'allusion et aidé de l'avocat nationaliste Auffray, âme véritable de l'accusation, il fait un réquisitoire contre Dreyfus. Du côté de la défense, il faut prendre une décision, car l'issue du procès s'annonce mal, malgré l'évidence de l'absence de charges contre l'accusé. Au nom du président du Conseil, Waldeck-Rousseau, aidé de Jaurès et Zola, Me Labori est convaincu de renoncer à sa plaidoirie pour ne pas heurter l'armée. On décide de jouer la conciliation en échange de l'acquittement que semble promettre le gouvernement. Mais c'est un nouveau jeu de dupes. Me Demange, seul et sans illusions, assure la défense de Dreyfus, dans une atmosphère de guerre civile.
À Paris, les agitateurs antisémites et nationalistes d’Auteuil sont arrêtés. Jules Guérin et ceux qui se sont enfuis et retranchés dans le Fort Chabrol sont assaillis par la police.
Nouvelle condamnation
Le 9 septembre 1899, la Cour rend son verdict : Dreyfus est reconnu coupable de trahison mais « avec circonstances atténuantes » (par 5 voix contre 2), condamné à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation. Contrairement aux apparences, ce verdict est au bord de l'acquittement à une voix près. Le code de justice militaire prévoyait en effet le principe de minorité de faveur à trois voix contre quatre.
Ce verdict absurde a les apparences d'un aveu coupable des membres du Conseil de guerre. Ils semblent ne pas vouloir renier la décision de 1894, et savent bien que le dossier ne repose que sur du vent. Mais on peut aussi interpréter cette décision comme un verdict habile, car les juges, tout en ménageant leurs pairs ainsi que les modérés angoissés par les risques de guerre civile, reconnaissent implicitement l'innocence de Dreyfus (peut-on trahir avec des circonstances atténuantes ?).
Le lendemain du verdict, Alfred Dreyfus, après avoir beaucoup hésité, dépose un pourvoi en révision. Waldeck-Rousseau, dans une position difficile, aborde pour la première fois la grâce. Pour Dreyfus, c'est accepter la culpabilité. Mais à bout de force, éloigné des siens depuis trop longtemps, il accepte. Le décret est signé le 19 septembre et il est libéré le 21 septembre 1899. Nombreux sont les dreyfusards frustrés par cet acte final. L'opinion publique accueille cette conclusion de manière indifférente. La France aspire à la paix civile et à la concorde à la veille de l'exposition universelle de 1900 et avant le grand combat que la République s'apprête à mener pour la liberté des associations et la laïcité.
C'est dans cet esprit que le 17 novembre 1899, Waldeck-Rousseau dépose une loi d’amnistie couvrant « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’Affaire Dreyfus ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits ». Les dreyfusards s’insurgent, ils ne peuvent accepter que les véritables coupables soient absous de leurs crimes d'État, alors même que Zola et Picquart doivent toujours passer en jugement. Malgré d'immenses protestations, la loi est adoptée. Il n’existe alors plus aucun recours possible pour obtenir que l’innocence de Dreyfus soit reconnue ; il faut désormais trouver un fait nouveau pouvant entraîner la révision.
Réactions
Les réactions en France sont vives, faites de « stupeur et de tristesse » dans le camp révisionniste. Pourtant d'autres réactions tendent à montrer que le « verdict d'apaisement » rendu par les juges est compris et accepté par la population. Les Républicains cherchent avant tout la paix sociale, pour tourner la page de cette longue affaire extrêmement polémique. Aussi, les manifestations sont très peu nombreuses en province, alors que l'agitation persiste quelque peu à Paris[224]. Dans le monde militaire, l'apaisement est aussi de rigueur. Deux des sept juges ont voté l'acquittement. Ils ont refusé de céder à l'ordre militaire implicite. Ceci est aussi clairement perçu. Dans une apostrophe à l'armée, Galliffet annonce : « l'incident est clos ».
Des manifestations anti-françaises ont lieu dans vingt capitales étrangères ; la presse est scandalisée. Les réactions sont de deux ordres. Les Anglo-saxons, légalistes, se focalisent sur l'affaire d'espionnage et contestent assez violemment ce verdict de culpabilité sans arguments positifs à son édification. À ce titre, le rapport du Lord Chief Justice d'Angleterre, Lord Russell of Killowen, à la reine Victoria le 16 septembre 1899, est un symbole de la répercussion mondiale de l'Affaire en Grande-Bretagne. Le magistrat anglais, qui s'était rendu en observateur à Rennes, critique les faiblesses du Conseil de Guerre :
« Les juges militaires « n'étaient pas familiers de la loi » […]. Ils manquaient de l'expérience et de l'aptitude qui permettent de voir la preuve derrière le témoignage. […] Ils agirent en fonction de ce qu'ils considéraient comme l'honneur de l'armée. […] ils accordèrent trop d'importance aux fragiles allégations qui furent seules présentées contre l'accusé. Ainsi conclut-il : Il parait certain que si le procès de révision avait eu lieu devant la Cour de cassation, Dreyfus serait maintenant un homme libre. »
En Allemagne et en Italie, les deux pays largement mis en cause par les procès contre Dreyfus, c'est le soulagement. Même si l'Empereur d'Allemagne regrette que l'innocence de Dreyfus n'ait pas été reconnue, la normalisation des relations franco-prussiennes qui s'annonce est vue comme une détente bienvenue. Aucune des nations n'a intérêt à une tension permanente. La diplomatie des trois puissances, avec l'aide de l'Angleterre, va s'employer à détendre une atmosphère qui ne se dégradera à nouveau qu'à la veille de la Première Guerre mondiale.
Cette conclusion judiciaire a aussi une conséquence funeste sur les relations entre la famille Dreyfus et la branche ultra des dreyfusistes. Fernand Labori, Jaurès et Clemenceau, avec le consentement du général Picquart, reprochent ouvertement à Alfred Dreyfus d'avoir accepté la grâce et d'avoir mollement protesté à la loi d'amnistie. En deux ans après cette conclusion, leur amitié se finissait ainsi, avec de sordides calculs.
La longue marche vers la réhabilitation - 1900-1906
Préférant éviter un troisième procès, le gouvernement décide de gracier Dreyfus, décret que signe le président Loubet le 19 septembre 1899, après de multiples tergiversations. Dreyfus n'est pas pour autant innocenté. Le processus de réhabilitation ne sera achevé que six années plus tard, sans éclat ni passion. De nombreux ouvrages paraissent pendant cette période. Outre les mémoires d'Alfred Dreyfus, Reinach fait paraître son Histoire de l'Affaire Dreyfus, et Jaurès publie Les Preuves. Quant à Zola, il écrit le troisième de ses Évangiles : Vérité. Même Esterházy en profite par des confidences et vend plusieurs versions différentes des textes de sa déposition au consul de France.
Mort de Zola
Le 29 septembre 1902, Zola, l'initiateur de l'Affaire, le premier des intellectuels dreyfusards, meurt asphyxié par la fumée de sa cheminée. Son épouse, Alexandrine, en réchappe de justesse. C'est le choc dans le clan des dreyfusards.
Anatole France, qui a exigé que Dreyfus soit présent aux obsèques, alors que le Préfet de police souhaitait son absence « pour éviter les troubles », lit sa célèbre oraison funèbre à l'auteur de « J'Accuse…! » :
« Devant rappeler la lutte entreprise par Zola pour la justice et la vérité, m'est-il possible de garder le silence sur ces hommes acharnés à la ruine d'un innocent et qui, se sentant perdus s'il était sauvé, l'accablaient avec l'audace désespérée de la peur ?
Comment les écarter de votre vue, alors que je dois vous montrer Zola se dressant, faible et désarmé devant eux ?
Puis-je taire leurs mensonges ? Ce serait taire sa droiture héroïque.
Puis-je taire leurs crimes ? Ce serait taire sa vertu.
Puis-je taire les outrages et les calomnies dont ils l'ont poursuivi ? Ce serait taire sa récompense et ses honneurs.
Puis-je taire leur honte ? Ce serait taire sa gloire.
Non, je parlerai.
Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et un grand acte.
Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand.
Il fut un moment de la conscience humaine. »
LA SEMI REHABILITATION
Réhabilitation juridique
Les élections de 1902 avaient vu la victoire des gauches. C'est Jean Jaurès, réélu, qui relance l'Affaire le 7 avril 1903 alors que la France la pensait enterrée à jamais. Dans un discours, Jaurès évoque la longue liste des faux qui parsèment le dossier Dreyfus, et insiste particulièrement sur deux pièces saillantes :
La lettre de démission du général de Pellieux, rédigée en termes très durs. Juridiquement, elle a les formes d'un aveu de la collusion de l'État-Major : « Dupe de gens sans honneur, ne pouvant plus compter sur la confiance des subordonnés sans laquelle le commandement est impossible, et de mon côté, ne pouvant avoir confiance en ceux de mes chefs qui m'ont fait travailler sur des faux, je demande ma mise à la retraite. »
Le bordereau prétendument annoté (par l'empereur Guillaume II) auquel le général Mercier avait fait allusion au procès de Rennes, et dont le fait rapporté par la presse aurait influencé les juges du Conseil de guerre.
Devant ces faits nouveaux, le général André, nouveau ministre de la Guerre, mène une enquête à l'instigation d'Émile Combes, assisté de magistrats. L'enquête est menée par le capitaine Targe, officier d'ordonnance du ministre. À l'occasion de perquisitions à la Section de statistiques, il découvre de très nombreuses pièces dont la majorité sont visiblement fabriquées. En novembre 1903, un rapport est remis au garde des Sceaux par le ministre de la Guerre. C'était le respect des règles, dès lors que le ministre constate une erreur commise en Conseil de guerre. C'est le début d'une nouvelle révision, avec une enquête minutieuse qui s'étend sur deux ans.
Les années 1904 et 1905 sont consacrées aux différentes phases judiciaires devant la Cour de cassation. La cour emploie trois moyens (causes) à la révision :
démonstration de la falsification du télégramme de Panizzardi.
démonstration du changement de date d'une pièce du procès de 1894 (avril 1895 changé en avril 1894).
démonstration du fait que Dreyfus n'avait pas fait disparaître les minutes d'attribution de l'artillerie lourde aux armées.
Concernant l'écriture du bordereau, la cour est particulièrement sévère à l'encontre de Bertillon qui a « raisonné mal sur des documents faux ». Le rapport démontre que l'écriture est bien d'Esterházy, ce que ce dernier a d'ailleurs avoué entre-temps. Enfin, la Cour démontre par une analyse complète et subtile du bordereau l'inanité de cette construction purement intellectuelle, et une commission de quatre généraux dirigée par un spécialiste de l'artillerie, le général Sebert, affirme « qu'il est fortement improbable qu'un officier d'artillerie ait pu écrire cette missive ».
Le 9 mars 1905, le procureur général Baudouin rend un rapport de 800 pages dans lequel il réclame la cassation sans renvoi et fustige l'armée. Il amorce un dessaisissement de la justice militaire qui trouve sa conclusion seulement en 1982. Il faut attendre le 12 juillet 1906 pour que la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899 et prononce « l'arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus ». Les antidreyfusards crient à la réhabilitation à la sauvette. Mais le but est évidemment politique : il s'agit d'en finir et de tourner la page définitivement. Rien ne peut entamer la conviction des adversaires de Dreyfus. Cette forme est donc la plus directe et la plus définitive. Ce qui est annulé est non seulement l'arrêt de Rennes, mais toute la chaîne des actes antérieurs, à commencer par l'ordre de mise en jugement donné par le général Saussier en 1894. La Cour s'est focalisée sur les aspects juridiques uniquement et constate que Dreyfus ne doit pas être renvoyé devant un Conseil de guerre pour la simple raison qu'il n'aurait jamais dû y passer, devant l'absence totale de charges.
« Attendu, en dernière analyse, que de l'accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout ; et que l'annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse à sa charge être qualifié crime ou délit ; dès lors, par application du paragraphe final de l'article 445 aucun renvoi ne doit être prononcé. »
L'injustice militaire
Dreyfus est réintégré partiellement dans l'armée, au grade de chef d'escadron (commandant), par la loi du 13 juillet 1906. Ses cinq années d'incarcération ne sont pas prises en compte pour la reconstitution de sa carrière, et il ne peut plus prétendre à un grade d'officier général. Cette décision brise tout espoir d'une carrière digne de ses réussites antérieures à son arrestation de 1894. Il est donc contraint à une douloureuse démission en juin 1907. Les magistrats ne pouvaient rien contre cette ultime injustice volontairement commise. Le droit et l'égalité avaient été encore une fois bafoués. Dreyfus n'a jamais demandé aucun dédommagement à l'État, ni dommages-intérêts à qui que ce soit. La seule chose qui lui importait, c'était la reconnaissance de son innocence.
Le 4 juin 1908, à l'occasion du transfert des cendres d'Émile Zola au Panthéon, Alfred Dreyfus est la cible d'un attentat. Louis-Anthelme Grégori, journaliste d'extrême droite, adjoint de Drumont, tire deux coups de revolver et blesse Dreyfus légèrement au bras. Il s'agissait, pour l'Action française, de perturber au mieux cette cérémonie en visant « les deux traîtres » : Zola et Dreyfus. Mais aussi de refaire le procès Dreyfus au travers d'un nouveau procès, une revanche en quelque sorte. Le procès aux Assises de la Seine, d'où Grégori sort acquitté, dernière d'une longue série de fautes judiciaires, est l'occasion de nouvelles émeutes antisémites que le gouvernement réprime mollement.
Officier de réserve, Dreyfus participe à la guerre de 1914-1918 au camp retranché de Paris, comme chef d'un parc d'artillerie, puis affecté au Chemin des Dames et à Verdun. Il termine sa carrière militaire au grade de colonel. Il meurt le 12 juillet 1935 à l'âge de soixante-seize ans dans l'indifférence générale. Le colonel Picquart est lui aussi réhabilité officiellement et réintégré dans l'armée au grade de général de brigade. Il est même ministre de la Guerre de 1906 à 1909 dans le premier gouvernement Clemenceau. Il meurt en 1914 d'un accident de cheval.
CONSEQUENCES DE L'AFFAIRE DREFUS
L'affaire Dreyfus a-t-elle laissé une trace ? Quel héritage la société française peut-elle retirer de ces douze années ? Pour certains, l'affaire Dreyfus a marqué la société française au fer rouge. Tous les compartiments de la société sont touchés, certains sont bouleversés.
Bilan fin de siècle, caricature anti-républicaine parue dans Le Pèlerin en 1900
Des conséquences politiques
L'affaire fait revivre l'affrontement des deux France. Toutefois, cette opposition a servi l'ordre républicain, selon tous les historiens. On assiste en effet à un renforcement de la démocratie parlementaire et à un échec des forces monarchistes et réactionnaires. L'excessive violence des partis nationalistes a rassemblé les républicains en un front uni, qui met en échec les tentatives de retour à l'ordre ancien. À court terme, les forces politiques progressistes, issues des élections de 1893, confirmées en 1898, en pleine affaire Dreyfus, disparaissent en 1899. Le choc des procès Esterházy et Zola amène une politique dreyfusienne dont le but est de développer une conscience républicaine et de lutter contre le nationalisme autoritaire qui s'exprime lors de l'Affaire. Car la progression désinhibée d'un nationalisme de type populiste est une autre grande conséquence de l'événement dans le monde politique français, et ce même s'il n'est pas né avec l'affaire Dreyfus, puisque le nationalisme est théorisé par Maurice Barrès dès 1892. Le nationalisme connaît des hauts et des bas, mais parvient à se maintenir en tant que force politique, sous le nom d'Action française, jusqu’à la défaite de 1940, lorsque après cinquante ans de combat, elle accède au pouvoir et peut, vieux rêve de Drumont, « purifier » l'État avec les conséquences que chacun sait. On note à cette occasion le ralliement de nombreux républicains à Vichy, sans qui le fonctionnement de l'État eût été précaire, montrant en cela la fragilité de l'institution républicaine dans des circonstances extrêmes. À la libération, Charles Maurras, condamné le 25 janvier 1945 pour faits de collaboration, s'écrie au verdict : « C'est la revanche de Dreyfus ! »
Elle amène par effet de réaction, l'autre conséquence, une mutation intellectuelle du socialisme. Jaurès est un dreyfusard tardif (janvier 1898), convaincu par les socialistes révolutionnaires. Mais son engagement devient résolu, aux côtés de Georges Clemenceau à partir de 1899, sous l'influence de Lucien Herr. L'année 1902 voit la naissance de deux partis : le Parti socialiste français, qui rassemble les jaurésiens, et le Parti socialiste de France, sous influence de Guesde et Vaillant. Les deux partis fusionnent en 1905 en une Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO).
Par ailleurs, 1901 voit la naissance du Parti républicain radical-socialiste, premier parti politique moderne conçu comme une machine électorale de rassemblement républicain. Il a une structure permanente et s'appuie sur les réseaux dreyfusards. La création de la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen est contemporaine de l'affaire. C'est le creuset d'une gauche intellectuelle extrêmement active au début du siècle, conscience de la gauche humaniste.
Conséquence finale sur le plan politique, le tournant du siècle voit un renouvellement profond du personnel politique, avec la disparition de grandes figures républicaines, à commencer par Auguste Scheurer-Kestner. Ceux qui à la fin du siècle ont pu peser fortement sur les événements de l'affaire ont désormais disparu, laissant la place à des hommes nouveaux dont l'ambition est de réformer et de corriger les erreurs et défauts.
Des conséquences sociales
Socialement, l'antisémitisme est au-devant de la scène. Préexistant à l'affaire Dreyfus, il s'était exprimé lors des affaires du Boulangisme et du canal de Panamá. Mais il était restreint à une élite intellectuelle. L'affaire Dreyfus répand la haine raciale dans toutes les couches de la société, mouvement certes initié par le succès de La France juive de Drumont en 1886, mais énormément amplifié par les divers épisodes judiciaires et les campagnes de presse pendant près de quinze ans. L'antisémitisme est donc dès lors officiel et exposé dans de nombreux milieux, y compris ouvriers. Des candidats à l'élection législative se prévalent de l'antisémitisme comme mot d'ordre aux élections législatives. Cet antisémitisme est renforcé par la crise de la séparation des églises et de l'État à partir de 1905, l'amenant probablement à son paroxysme en France. Le passage à l'acte est permis par l'avènement du régime de Vichy, qui laisse libre cours à l'expression débridée et complète de la haine raciale. Au sortir de la guerre, la monstruosité de la solution finale s'impose à tous, muselant jusqu’à nos jours l'expression d'un antisémitisme qui peut s'exprimer de temps à autres au travers de déclarations des partis nationalistes, d'autant plus fracassantes qu'elles sont devenues rarissimes. La persistance d'un sentiment antisémite résiduel en France, paraît toujours d'actualité à en juger par certains crimes et délits qui, de temps à autre, peuvent défrayer la chronique.
Autre conséquence sociale, le rôle renforcé de la presse. Pour la première fois, elle a exercé une importante influence sur la vie politique française. On peut parler d'un quatrième pouvoir, dès lors qu'elle se substitue à tous les organes de l'État. Surtout que la haute tenue rédactionnelle de cette presse est principalement issue du travail d'écrivains et de romanciers, qui utilisent les journaux comme un moyen révolutionnaire d'expression. La puissance de cette presse a très certainement porté les hommes politiques à l'action, à l'exemple d'un Mercier qui paraît avoir poussé au procès Dreyfus en 1894 pour plaire à La Libre Parole qui l'attaquait férocement. Cela dit, le rôle de la presse est limité par la diffusion des titres, à la fois importante à Paris et faible à l'échelle nationale. L'ensemble du tirage de la presse nationale paraît tourner autour de quatre millions et demi d'exemplaires, ce qui relativise fortement son influence réelle. On assiste par ailleurs en 1899 à la parution d'une presse spécifique destinée à coordonner la lutte (dans le camp dreyfusiste), avec le Journal du Peuple de Sébastien Faure.
Des conséquences internationales
Le choc de l'affaire Dreyfus a un impact également sur le mouvement sioniste « qui y trouve un terrain propice à son éclosion ».
Le journaliste austro-hongrois Théodore Herzl ressort profondément marqué de l'affaire Dreyfus dont il suit les débuts comme correspondant de la Neue freie Presse de Vienne et assiste à la dégradation d'Alfred Dreyfus en 1895. « L'affaire […] agit comme un catalyseur dans la conversion de Herzl ». Devant la vague d'antisémitisme qui l'accompagne, Herzl se « convainc de la nécessité de résoudre la question juive », qui devient « une obsession pour lui ». Dans Der Judenstaat (l'État des Juifs), il considère que « si la France — bastion de l'émancipation, du progrès et du socialisme universaliste — p[eut] se laisser emporter dans un maelström d'antisémitisme et laisser la foule parisienne scander « À mort les Juifs ! », où ces derniers peuvent-ils encore être en sécurité — si ce n'est dans leur propre pays ? L'assimilation ne résoudra pas le problème parce que le monde des gentils ne le permettra pas, comme l'affaire Dreyfus l'a si clairement démontré ». Le choc est d'autant plus fort qu'ayant vécu toute sa jeunesse en Autriche, pays antisémite, Herzl a choisi d'aller vivre en France pour l'image humaniste dont elle se prévaut à l'abri des excès extrémistes.
Il organise dès 1897, le 1er congrès sioniste à Bâle et est considéré comme l'« inventeur du sionisme en tant que véritable mouvement politique ». L'affaire Dreyfus marque aussi un grand tournant dans la vie de nombreux Juifs d'Europe centrale et occidentale, tout comme les pogroms de 1881-1882 l'avaient fait pour les Juifs d'Europe orientale.
HISTORIOGRAPHIE DE L'AFFAIRE DREYFUS
L'affaire Dreyfus se distingue par le nombre important d'ouvrages publiés à son sujet. Une partie importante de ces publications relève de la simple polémique et ne sont pas des livres historiques. Mais ces ouvrages sont consultés dans le cadre d'études psycho-sociales de l'affaire.
Le grand intérêt de l'étude de l'affaire Dreyfus réside dans le fait que toutes les archives sont aisément disponibles. Bien que les débats du Conseil de guerre de 1894 n'aient pas été pris en sténographie, les comptes-rendus de toutes les audiences publiques des nombreux procès de l'affaire peuvent être consultés. Par ailleurs, un grand nombre d'archives sont facilement accessibles aux Archives nationales et aux Archives militaires du fort de Vincennes.
Une littérature contemporaine de l'affaire a été publiée entre 1894 et 1906. À commencer par l'opuscule de Bernard Lazare, premier intellectuel dreyfusard : malgré des erreurs factuelles, il reste un témoignage des étapes vers la révision.
L'ouvrage de Joseph Reinach, l'Histoire de l'affaire Dreyfus en sept volumes, qui commence à paraître en 1901 et se termine avec l'index en 1911, a été la référence jusqu’à la publication des travaux d'histoire scientifique livrés à partir des années 1960. Il contient de très nombreuses informations exactes, malgré quelques interprétations généralement contestées sur le pourquoi de l'affaire.
D'autre part, il existe des « mémoires instantanés » de témoins directs, comme le livre antisémite et mensonger d'Esterházy, ou celles d'Alfred Dreyfus lui-même dans Cinq années de ma vie. Il s'agit de témoignages de nature à compléter le panorama de l'affaire.
Le précis de l'affaire Dreyfus par « Henri Dutrait-Crozon », pseudonyme du colonel Larpent est la base de toute la littérature antidreyfusarde postérieure à l'affaire, jusqu’à nos jours. L'auteur y développe la théorie du complot, alimenté par la finance juive, pour pousser Esterházy à s'accuser du crime. Sous des dehors scientifiques, on y retrouve un échafaudage de théories qu'aucune preuve ne soutient.
La publication des carnets de Schwartzkoppen, en 1930, amène un éclairage sur le rôle coupable d'Esterházy dans l'affaire et disculpe du même coup Alfred Dreyfus, s'il en était besoin. La droite nationale conteste la valeur de ce témoignage ambigu et imprécis, mais la plupart des historiens le retient comme source valide.
La période de l'Occupation jette un voile sur l'affaire. La Libération et la révélation de la Shoah amènent une réflexion de fond sur l'ensemble de l'affaire Dreyfus. Jacques Kayser (1946), puis Maurice Paléologue (1955) et Henri Giscard d'Estaing (1960) relancent l'affaire sans grandes révélations, avec une démarche généralement jugée insuffisante sur le plan historique.
C'est Marcel Thomas, archiviste paléographe, conservateur en chef aux Archives nationales, qui en 1961, apporte, par son Affaire sans Dreyfus en deux volumes, un renouvellement complet de l'histoire de l'affaire, appuyée sur toutes les archives publiques et privées disponibles. Son ouvrage est le socle de l'ensemble des études historiques ultérieures.
Henri Guillemin, la même année, avec son Enigme Esterházy, semble trouver la clef de « l'énigme » dans l'existence d'un troisième homme (en plus de Dreyfus et Esterházy), explication qu'il partage momentanément avec Michel de Lombarès, puis l'abandonne quelques années plus tard.
Jean Doise, normalien et spécialiste des armées, malgré de solides réflexions et descriptions, tente d'expliquer l'affaire par la genèse du canon de 75 mm dans Un secret bien gardé, mais ses hypothèses conclusives sont regardées de manière très critique.
Jean-Denis Bredin, avocat et historien, livre L'Affaire en 1983, reconnue comme la meilleure somme sur l'affaire Dreyfus. L'intérêt de l'ouvrage porte sur une relation strictement factuelle et documentée des faits et une réflexion polyforme sur les différents aspects de cet événement.
Il revient enfin à Vincent Duclert d'avoir livré en 2005 la première Biographie d'Alfred Dreyfus, en 1 300 pages, parmi une dizaine d'autres publications sur l'affaire Dreyfus, incluant la correspondance complète d'Alfred et Lucie Dreyfus de 1894 à 1899.
Par ailleurs, l'affaire Dreyfus a fourni le prétexte à de nombreux romans. La dernière œuvre d'Émile Zola (1902), Vérité, transpose l'affaire Dreyfus dans le monde de l'école. Anatole France publie L'Île des pingouins (1907) qui relate l'affaire au livre VI : « L’Affaire des quatre-vingt mille bottes de foin. » D'autres auteurs y contribueront, comme Roger Martin du Gard, Marcel Proust ou Maurice Barrès.
MON OPINION
Affaire d'Etat ou racisme ? Telle est la question. Quoiqu'il en soit, c'est une affaire qui a fait beaucoup de bruit et qui a divisé la France (même si elle continue a divisé la France aujourd'hui). Il est délicat de donner une opinion précise sur cette affaire. Quel que soit le résultat de l'affaire, cela restera un poids sur les épaules de la famille....